mercredi, décembre 29, 2004

Rwanda 04-94

Tant qu'à faire des avant-premières, un autre récit vécu en construction, que je suis encore loin d'avoir terminé. Celui-ci ne date pas de vingt ans comme le précédant, mais de dix. Le Rwanda, celui d'avril 1994. Où je me suis retrouvé dans le pire cauchemar possible. Je vous épargne de certaines photos que j'ai trouvées... Extrait :


(L'action qui suit se déroule le 12 janvier 1994, soit moins de six jours après le début des massacres.) …

..."Derrière le volant du 4X4, je regarde le premier groupe partir. Simon est à ma droite. François, sur le siège arrière, a les deux pieds sur la caméra, couverte d'un drap noir. La consigne a été donnée quelques kilomètres avant. Pas question de filmer notre entrée dans la ville. Quatre autres journalistes sont dans le premier convoi, et comme nous, de façon plutôt clandestine. La Croix Rouge nous a acceptés mais refuse de nous camoufler en nous prêtant leur sigle. C'est correct. Nous avons notre propre véhicule, par chance il est blanc. Comme les leurs. Mais pas question de prendre des images. De provoquer. Plus tard, au retour, j'enregistrerai mon texte en disant: ''Nous ne pouvons donc pas vous montrer ce que nous avons vu... L'Apocalypse.''
Une, deux heures... Je ne sais pas vraiment combien de temps s'écoule avant que ce ne soit à notre tour. Mais nous partons. Au pas, ou presque. Dès le fameux tournant, un long droit. Et les premiers cadavres, parsemés sur les bas-côtés. Nous approchons des faubourgs, de la première côte, de la première des milles collines. Nous entrons lentement dans la fin du monde. Là, maintenant, ils sont des milliers qui circulent de chaque côté de l'avenue qui monte. À ma gauche j'aperçois un haut lampadaire presque arraché. Penché au-dessus d'une masse de gens qui s'agglutinent autour d'une voiture de luxe. Plaque diplomatique, toutes portes ouvertes. Prise de guerre. Butin. Une vague fumée bleutée enveloppe les mouvements erratiques d'une populace en transe. Nous avançons, un quart de roue à la fois. L'armée régulière nous a ordonnés de ne pas arrêter. Les soldats, sur le côté droit de l'avenue qui monte, nous pressent avec forces gestes d'avancer. Mais sur ma gauche, des débraillés, machettes à la main m'intiment de stopper. Je braque mon regard à droite, ignorant les menaces et les ordres des milices. Et sans arrêter, sans les regarder non plus, je leur pointe les militaires qui nous disent de continuer.

Et le convoi s'arrête.

Nous sommes immobiles, collés au cul d'un deux tonnes bâché. Impossible de voir ce qui se passe devant. Un grand noir s'avance vers ma fenêtre ouverte, vêtu d'un survêtement de sport couvert de sang. Mais il n'a pas la moindre blessure. Il se plante devant ma portière et glisse sur mon cou, fil émoussé sur ma peau, la machette souillée qu'il tient dans ses mains. Et dans l'étau du dossier et de la lame, il colle son nez contre le mien et me demande:

"Êtes-vous belge?"

Ses yeux sont hagards, remplis à la fois de jouissance, de terreur, de folie meurtrière. Amok. Drogué par le meurtre, la boucherie, enivré de sang qui coule et de la puissance de tuer. Je sais ce que ce c'est, enfin... je reconnais ce que j'ai souvent lu là-dessus. Là je vois. D'un seul geste ce type là peut me sectionner la carotide, presque le cou. Il peut hurler, déclencher le massacre de tout le convoi.

Curieusement, je suis déjà au-delà de la peur. Les deux mains sur le volant, je baisse les yeux sur le petit drapeau canadien, épinglé à ma boutonnière: ''Canadien, je suis canadien...'' J'agite le petit bout de tissu. Je ne crois pas que ma voix ait tremblé. Il n'a qu'un grognement comme toute réponse. Et sans me quitter des yeux, il retire la machette, se retourne et s'éloigne dans la foule. Le camion devant moi s'ébranle, je joue des pédales et embraye. Et je m'entends lancer au type: ''Au revoir, bonne journée.'' Comme pour libérer la terreur, je me retourne vers Simon, qui a une partie de sa famille en Belgique, et je marmonne comme si je parlais au tueur: ''Non monsieur, moi je ne suis pas Belge, mais lui oui...'' Notre rire est très bref. On ne sait jamais avant d'y aller - et c'est ma première fois- comment on va réagir à la guerre, à la peur. Je découvre un état étrange. Un état qu'on atteint quand l'univers devient fou, que tout n'est plus que cauchemar. Il n'y a plus rien qui tienne, plus de repères, l'impossible devient la norme. Il n'y a plus que vous, ce que vous êtes et aussi quelques compagnons aussi seuls que vous devant l'indicible. Ce n'est pas que vous n'ayez pas peur. Vous êtes tellement traversés par la peur qu'elle devient une sensation naturelle, un état normal. Vous êtes calmes. Comme un volcan qui se cache.

En haut de la colline, autour d'un magasin éventré, des centaines d'hommes à moitié habillés pigent frénétiquement dans un stock de bouteilles d'alcool. C'est pire qu'une émeute, une beuverie fanatique, une grand-messe tordue qui pue la mort et l'atroce. Nous les dépassons lentement, fuyant ces regards malades que nous sentons longtemps dans nos dos. Nous quittons l'avenue commerçante pour enfiler les petites rues d'un quartier résidentiel. Des arbres d'ombre, de petites cours coquettes. Ce serait plutôt joli, vraiment, à la limite du familier, si ce n'était de tout ces cadavres qui jonchent les pelouses.

Quelques centaines de mètres et c'est la grille de l'hôpital. La manoeuvre se fait rapidement. Un après l'autre les camions se mettent de travers dans la rue, embraient durement, les moteurs grondent, le convoi entier recule à l'abri derrière le mur d'enceinte en briques. Nous avons réussi. Nous sommes entrés dans Kigali."...


"Masque de Mort"
La photo du haut est de Eric Mencher

(Voir également l'article que j'ai publié dans en juin '94)

"Si on oublie le passé, on ne peut comprendre le présent.
Encore moins appréhender le futur."
B.H.

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